La princesse Mathilde contre le Baron Haussmann
C’est en 1851 que la princesse Mathilde Bonaparte acquiert le Château Neuf de Saint-Gratien (1) (Val-d’Oise). Bon gré mal gré, l’accession au pouvoir de son cousin, le futur Napoléon III, a fait d’elle une personnalité politique. Mais la princesse ne goûte guère les mondanités et passe chaque printemps et chaque été à Saint-Gratien, où elle vit discrètement, entourée de quelques amis choisis, dans l’enclos de son parc arboré.
Le projet de « train mortuaire »
En 1864, un événement vient troubler cette quiétude. Dans le cadre de son entreprise de modernisation de Paris, le préfet Haussmann conçoit le projet d’un cimetière à Méry-sur-Oise destiné à désengorger la capitale de ses morts (2). Seul problème : Méry-sur-Oise est situé à 22 km de Paris. Le futur cimetière doit donc être desservi par un nouveau chemin de fer, et le tracé pensé par Haussmann est supposé passer par Saint-Gratien puis par Ermont pour traverser ensuite toute la vallée de Montmorency en direction de Méry. Pour Haussmann, il n’est pas question de se priver du raccordement aux deux lignes du Nord et de l’Ouest qui se croisent déjà à Ermont (3) ; c’est le nœud du problème.
Toute la région s’émeut du projet de « train mortuaire ». On s’insurge : pourquoi la Seine-et-Oise récupérerait-elle les cadavres de Paris ? Le conseil municipal de Saint-Gratien tremble que la vallée ne perde son « riant aspect (4) ». Le 30 août 1867, le Conseil général de Seine-et-Oise demande qu’un trajet alternatif soit étudié, à la suite de quoi le ministre des Travaux publics s’empresse de faire une étude en ce sens… « sans doute à cause de la résidence, à Saint-Gratien, l’été, d’une Princesse de Famille Impériale, étrangère à ce fait, j’en suis persuadé » (5), ironise Haussmann dans ses Mémoires. Ladite princesse est-elle complètement étrangère à ces remous politiques ? Probablement pas.
Une lettre au ministre : l'affaire devient politique
Une lettre de sa main, conservée à la Direction des Archives départementales du Val-d’Oise, nous offre un accès inédit à son implication dans cette affaire (6). Mathilde connaît bien les hommes politiques locaux, dont certains font partie de sa maison officielle : le comte de Saint-Marsault, préfet de Seine-et-Oise (1852-1865), a été nommé son « chevalier d’honneur » (7). Mais elle a aussi ses entrées dans le monde politique à Paris, et c’est ainsi qu’elle s’adresse à Adolphe Vuitry, ministre présidant le Conseil d’État, le 11 septembre 1867 :
« Mon cher Président,
Nous sommes menacés d’une manière déplorable. Notre charmante vallée doit être frappée à mort par M. Haussmann. Il s’agit de l’établissement d’un chemin de fer des morts passant par Ermont et traversant ainsi la vallée dans toute sa longueur. »
Mathilde dénonce d’abord la partialité de la commission de Pontoise chargée de l’enquête publique (8) : « on a nommé dans la commission d’enquête le maire de Méry qui est le plus intéressé […] par l’achat de terrains qu’il a fait depuis un an et on a oublié le Maire de la Vallée de Montmorency M. de Foresta. » Puis elle s’emporte contre Haussmann : « si vous voyiez les manœuvres du préfet de la Seine… M. Haussmann est-il donc tout puissant et le seul qui n’ait pas de contrôle ? » Selon elle, il « jette le pays dans les bras de l’opposition », en menant de tels projets. Enfin, elle en appelle au ministre, puisque le projet va être porté devant le Conseil d’État qu’il préside.
Document historique important, cette lettre autographe permet de voir comment, sous le Second Empire, les enjeux contraires de Paris et de la Seine-et-Oise ont pu se confronter violemment. La princesse défendait évidemment sa tranquillité ; mais elle cherchait aussi à tenir tête à la préfecture de Paris. Finalement, le projet d’Haussmann échouera et une annexe du cimetière du Nord sera ouverte à Saint-Ouen. Le tracé initié par le baron Haussmann sera néanmoins repris en 1872 pour créer la jonction entre Ermont et Valmondois ; la ligne ouvrira en 1876 – mais sans passer par Saint-Gratien, qui ne sera doté d’une gare qu’en 1908.
Lyne Penet, anciennement Service des archives contemporaines, aujourd'hui, Musée national Eugène Delacroix
Juin 2018
(1) Minute notariale du 27 décembre 1851, étude de Maître Chenel à Franconville, Archives départementales du Val-d’Oise, 2 E 33 245. Elle achète ensuite le Château Catinat en 1856 : cf conservation des hypothèques, bureau de Pontoise, registre de transcription des actes translatifs de propriété d’immeubles, Archives départementales du Val-d’Oise, 4 Q 3 1103.
(2) Georges Eugène Haussmann, Mémoires du Baron Haussmann, tome III, Paris, 1890, p. 427.
(3) Ibid., p. 452 : « Je n’ai pas besoin de dire qu’aucune des variantes négligeant le croisement des lignes du Nord et de l’Ouest, à la station d’Ermont, ne me parut admissible, ni même digne d’examen. »
(4) Séance du 13 février 1868, registre des délibérations du conseil municipal, archives municipales de Saint-Gratien.
(5) Georges Eugène Haussmann, ibid., p. 462.
(6) Lettre autographe signée de la princesse Mathilde Bonaparte à Adolphe Vuitry, 11 sept [embre] [1867], Archives départementales du Val-d’Oise, 1 J 523.
(7) Erêmos, « Petite chronique locale », L'Écho Pontoisien, 3 mai 1866, p.3. Archives départementales du Val-d’Oise, PER 135/3.
(8) Deux enquêtes publiques sont lancées, à Pontoise et à Versailles, qui s’achèvent le 22 et le 23 août 1867.
Pour en savoir plus
Fonds d'archives
50 billets manuscrits autographes signés de la princesse Mathilde à Charles Emile Blanchard (1819-1900), zoologiste, membre de l’Académie des sciences, et 50 copies manuscrites autographes ultérieures, d’une main inconnue. [1 J 241]
Lettre autographe de la princesse Mathilde à un destinataire inconnu, s. d. [1 J 85]
Lettre autographe de la princesse Mathilde à un destinataire inconnu, 27 juillet [1866]. [1 J 392]
Projet d'un cimetière parisien à Méry-sur-Oise (Val-d'Oise), caricatures d'Alfred d'Aunay, Journal illustré, numéro 18, 3 mai 1874. [1 J 498]
Tamponnet, « Plus d’accidents », affiche, [1 Fi 200 26]
Disdéri, photographie en pied de la princesse Mathilde, 1860-1865. [6 Fi 43]
Albert Capaul, Château de la princesse Mathilde à Saint-Gratien, 1880-1885. [5 Fi 56]
Albert Capaul, Le lavoir à Saint-Gratien, 1880-1885. [5 Fi 57]
Bibliographie
CASTILLON DU PERRON, Marguerite, La Princesse Mathilde. Paris : Perrin, [1963], 344 p. [BIB 8/1931]
HAUSSMANN, Georges Eugène, Mémoires du Baron Haussmann. Paris : V. Havard, 1890-1893, 3 vol.
CHEVALIER C., Etude de l'organisation du service sur le chemin de fer de Paris à Méry (cimetière), au point de vue exclusif des trains mortuaires. Paris : Typographie et lithographie de Michels-Carré, 1868, 39 p. [BIB D 178]
FOUZES, Louis, Le Cimetière de Méry-sur-Oise et son chemin de fer réponse au rapport de la Commision d'enquête inséré au Moniteur du 29 novembre 1867, Paris : Libr. Internationale, 1868, 64 p.. |[ BIB D 2077]
LEFÈVRE-PONTALIS, Antonin, Déposition de M. Lefèvre-Pontalis dans l'enquête concernant les projets d'établissement des cimetières de Paris à Méry et le trajet du chemin de fer mortuaire, Paris : impr. de E. Brière, 1867, 8 p..[BIB D 4951]
LECLERC, RIANT, Cimetière de Méry-sur-Oise observations et contre-projet présentés au Conseil municipal de Paris, en réponse au rapport de M. Hérold, Paris : A. Pougin, 1874, 39 p.[BIB D 703].
RAGON, Michel, L’espace de la mort, essai sur l'architecture, la décoration et l'urbanisme funéraires, Paris : Albin Michel, 1981, 340 p.. [BIB Re/Art fun]
Mathilde Bonaparte, une princesse sur les bords du lac d'Enghien, Exposition, Enghien-les-Bains, Centre culturel François Villon, du 16 janvier au 15 avril 2010, Saint-Ouen-l'Aumône : Editions du Valhermeil, 2010, 47 p. [BIB D 3926]